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Robert Boyer : « La crise est plus grave que celle de 1929 »

5 septembre 2011

Robert Boyer a donné à Mediapart [Ludovic Lamant] son regard sur la crise actuelle. Il interveint dans le débat sur la nationalisation ou la socialisation des banques sur laquelle nous reviendrons.

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Economiste au Cepremap, Robert Boyer est l’un des spécialistes mondiaux des crises du capitalisme, des krachs asiatiques (1997) à l’Argentine (2001). Celui qui fut, avec Michel Aglietta, l’un des pères de la théorie de la régulation, a publié, en juin, un livre prophétique : Les financiers détruiront-ils le capitalisme ? (Economica). _ Il s’inquiète de la concordance des crises de la dette, aux États-Unis et en Europe, qui complique encore un peu plus leur résolution : « La crise est plus grave que celle de 1929 », estime-t-il.

Alors que les politiques sont devenus les « marionnettes » des marchés, Boyer, directeur d’études à l’EHESS, milite pour une solution radicale : accompagner le défaut grec d’une nationalisation des banques européennes en difficulté. Ce qui permettrait d’éviter une sortie de l’euro, tout en relançant la croissance. Dans ce contexte tendu, l’universitaire ne mâche pas ses mots, en fin d’entretien, face à « l’ignorance totale de l’économie mondiale » chez certains candidats à la candidature socialiste.

Où en sommes-nous de la crise en cours ?

La crise est plus grave que celle de 1929. Lors du premier sauvetage du système financier (en 2008, ndlr), nous avons transformé la dette privée en dette publique. Le drame, c’est qu’aujourd’hui, les Etats n’ont plus les capacités d’un deuxième sauvetage. Si bien que, si un Etat décrète qu’il ne peut plus rembourser ses dettes, des banques feront faillite. Nous sommes vraiment poussés dans nos retranchements. Et très peu de solutions sont sur la table – des défauts, l’inflation, ou la guerre.
Nous nous sommes lancés dans des politiques d’austérité, avec l’idée de pacifier les marchés. Mais à présent que ces politiques tuent la croissance, les marchés s’inquiètent dans l’autre sens : ils craignent maintenant que l’Europe soit un continent perdu pour la croissance... C’est catastrophique. Il n’y a pas plus versatiles et cyniques que les marchés.
Angela Merkel et Nicolas Sarkozy sont devenus leurs marionnettes.

Il faut donc faire remonter le diable de la finance dans sa boîte. Sauf que l’opération est très délicate : le capital financier est international, et donc difficile à contrôler. Et il s’est tellement technicisé que les ministres des finances sont incapables d’en saisir la matière, afin de mieux les encadrer. Nous assistons à une perte de pouvoir et d’expertise des politiques.

En juillet, l’hebdomadaire The Economist promettait un avenir japonais aux États-Unis et à l’Allemagne : une croissance anémique pendant la « décennie perdue », une baisse des prix et un endettement record... Vous êtes d’accord ?

Les Américains se sont longtemps moqués des Japonais. Mais ils n’auraient pas dû. Les points communs entre les États-Unis et le Japon sont nombreux. Des deux côtés, les taux d’intérêt fixés par la Banque centrale sont nuls. On limite de manière radicale les marges de manoeuvre monétaires. Et dans le même temps, aux États-Unis, il y a ces fous du Tea party, qui considèrent que l’État est un grand voleur, et qu’il faut couper les dépenses de l’État. On perd l’outil budgétaire. Barack Obama ne peut donc plus compter sur la relance. Il n’a plus d’accélérateur. Il n’a plus qu’à prier pour que les banques recommencent à prêter aux entreprises. Mais pourquoi le feraient-elles, alors que la consommation est quasi stagnante, et que la sur-capacité menace ? Autre point commun : comme au Japon, où les ménages détestent la dette, les Américains endettés vont utiliser les années à venir pour se désendetter. Au lieu de consommer, ils vont épargner. Quant aux banques, elles vont tenter de discrètement passer les pertes au fil des ans, pour liquider leurs actifs pourris. Je ne crois pas à un effondrement apocalyptique des États-Unis, mais plutôt à une longue période de stagnation à la japonaise. L’ensemble des moteurs de l’économie américaine, de la consommation aux exportations, est à l’arrêt.

Mais au Japon, au moins, ce sont les Japonais qui détiennent la dette : pas de spéculation.

Oui. Les ménages japonais, qui détiennent la majorité de la dette du pays, se contentent d’une rémunération modeste. A l’inverse, l’internationalisation de la dette américaine (lefait qu’elle soit détenue par des fonds privés, ou d’autres États, comme la Chine et le Japon, ndlr) rend les États-Unis très dépendants du reste du monde. C’est une autre de leurs faiblesses.

La crise de l’euro est aussi grave que la crise américaine ?

Bien sûr que non. Si l’on consolidait (fusionnait, ndlr) les dettes des pays européens, elle serait très inférieure à la dette américaine. Quant au potentiel productif, il reste bien plus élevé en Europe, grâce à l’Allemagne et aux pays du Nord. L’Europe a l’expérience des crises. Et elle sait qu’elle est menacée de déclin. Sa véritable faiblesse est politique : elle n’a pas de gouvernement.
Les deux premières années d’application du nouveau traité de Lisbonne ont montré l’incohérence de ses institutions. On a fait décoller un avion magnifique, avec un réacteur splendide, mais l’on a oublié les gouvernes et le train d’atterrissage. Nicolas Sarkozy et Angela Merkel sont en train de bricoler un train d’atterrissage en toute urgence, mais ils ont oublié des pièces, et ils ne savent plus comment atterrir. A cause de notre manque de coordination, nous avons précipité une crise grave. La crise américaine, elle, est avant tout structurelle.

On a l’impression que l’Europe attend d’être au bord du gouffre pour avancer. Il faudra sans doute attendre le dernier moment pour qu’Angela Merkel consente à mutualiser tout ou partie des dettes, les fameuses « euro-obligations »...

Angela Merkel est devenue très impopulaire en Allemagne. Elle est donc obligée d’attendre le dernier moment, pour des raisons de politique interne. Et ce dernier moment peut arriver si tard, qu’il précipite l’éclatement de l’euro. Les marchés sont extrêmement rapides, et les politiques, eux, sont très lents. La chancelière n’a pas compris son rôle. Elle n’est pas seulement dirigeante de l’Allemagne. Elle a en charge l’avenir de l’Europe. Elle ne l’a pas du tout intégré.

Il faut bien comprendre que le Rhin, en économie, est plus large que l’Atlantique. Il y a une conception morale de l’économie, en Allemagne, qui n’existe pas en France. La dette est synonyme de culpabilité. Le “peuple” a fait des sacrifices pour la croissance du pays, a consenti à des baisses de salaires. Aussi peu keynésien qu’un Allemand, impossible. Pour eux, si les Grecs font des bêtises, il y aura toujours d’autres débouchés : les Brésiliens ou les Indiens, par exemple. Ce qui prime, c’est la concurrence, la capacité d’innover, les exportations.

Quand Nicolas Sarkozy et Angela Merkel se font une bise, c’est la matière et l’anti-matière. Ils ne se comprennent pas. Ils sont dans des univers mentaux très différents. A l’inverse de l’Allemagne, l’économie française traverse, depuis 2003, une période de grande faiblesse. Je suis horrifié par le décrochage permanent, et en particulier l’érosion régulière du solde commercial. La capacité économique de la France est toute petite, alors que l’Allemagne sait s’insérer dans l’économie mondiale. Nous avons besoin de l’Europe, puisque nous ne sommes pas capables d’aller concurrencer les Allemands en Chine. C’est toute la difficulté : nous sommes bien trop secondaires, pour imposer quoi que ce soit à l’Allemagne.

Il faut nationaliser les banques

Nicolas Sarkozy et Angela Merkel ont proposé, mardi, de mettre en place un gouvernement de la zone euro, et à nouveau relancé le projet d’une taxe sur les transactions financières. Qu’en pensez-vous ?

Ils ont commis une erreur émouvante : ils ont trouvé la manière dont on résoudra des crises dans le futur, sans rien débloquer de la crise actuelle. A court terme, que fait-on ? Les euro-obligations ne changent rien à court terme. Certes, une taxe type « taxe Tobin », si elle voit le jour rapidement, permettrait de freiner un peu les mouvements financiers. Mais en attendant, la crise des dettes souveraines reste monumentale. Jusqu’à présent, il n’y a que la Banque centrale européenne (BCE) qui est parvenue, en rachetant de la dette italienne et espagnole sur les marchés secondaires ces derniers jours, à enrayer, un peu, la hausse des taux pour ces deux pays... C’est très fragile.

Faut-il émettre des euro-obligations pour contrer la spéculation ?

Cela reviendrait à inaugurer un fédéralisme financier. Donc je suis tout à fait d’accord. Mais les doutes sur la dette grecque sont tout de même considérables, et je ne vois pas comment les Allemands pourraient accepter de rembourser leur dette à un taux plus élevé que leur taux actuel. Le mot d’ordre en Allemagne, c’est justement : pas d’Europe des transferts... Et les modèles économiques manquent, mais l’on peut penser que des euroobligations, cela voudrait dire que les Allemands consentiraient à payer au moins 50 milliards d’euros de plus par an... On est en plein bricolage. Bien sûr, si l’on avait mis en place ces euro-obligations plus tôt, avant la crise, cela serait passé comme une lettre à la poste. Alors que faut-il faire ?

Il faut admettre clairement que les Grecs ne pourront pas payer. Je plaide pour un défaut de la Grèce, sur le modèle argentin de 2001, mais sans pour autant sortir de l’euro. D’abord, il faut renégocier à la baisse la valeur des dettes, à la manière des « Brady bonds » (lire notre article sur le sujet). Immédiatement, tout l’argent qui part dans le service des intérêts de la dette aujourd’hui serait réorienté vers l’éducation et l’investissement. Mais cela risque de mettre en difficulté les banques françaises et allemandes qui détiennent beaucoup de dette grecque, et bien sûr toutes les banques grecques. Dans ce cas, mieux vaut utiliser les aides européennes que l’on est en train de débloquer, pour recapitaliser ces banques directement.

Ce que montre l’exemple argentin, c’est que l’économie repart, si l’on enlève cette contrainte sur le système financier. La grande différence entre la Grèce et l’Argentine, toutefois, c’est le taux de change. En Argentine, le taux de change était sous-évalué, ce qui a permis à l’économie de repartir très vite. En Grèce, sortir de l’euro et revenir à la drachme serait dramatique. La chute de la valeur de la monnaie locale serait monumentale. Et même si l’on maintient au départ la dette actuelle libellée en euro, elle exploserait après révision, au fil des mois.

La troisième crise sera chinoise ?

Nicolas Sarkozy et Angela Merkel ont aussi proposé de faire adopter aux membres de la zone euro une « règle d’or » sur l’équilibre budgétaire. Utile ?

Cette histoire de “règle d’or” est absurde. Le pacte de stabilité (qui fixe le plafond de 3% du PIB pour les déficits publics, ndlr) est de droit européen. Il est donc de toute façon supérieur aux constitutions nationales, et cela n’a pas empêché les pays de le violer allègrement. Les exécutifs européens ont perdu le levier du taux de change, avec l’euro, et le levier du taux d’intérêt, avec la Banque centrale européenne (BCE). Il ne leur restait donc plus que l’outil budgétaire. La seule politique possible était de laisser filer les déficits...

C’est ce qu’a fait la France. Sinon, les pays sont en pilotage automatique complet, et l’on débouche sur une crise politique d’envergure : tout serait réglé, depuis Bruxelles, par des mécanismes technocratiques. Quelle naïveté, du coup, de vouloir imposer cette règle d’or... C’est certes un beau piège politique que l’on tend à l’opposition, mais ce n’est pas sérieux.

Vous avez dit, en ouverture de l’entretien, que la crise est plus grave qu’en 1929. Pourtant, à la différence des années 1920, l’économie mondiale peut compter sur des pays émergents très dynamiques...

Je n’en suis pas certain. Et c’est tout le drame actuel. Je pensais qu’il y aurait d’abord la crise européenne, puis la crise américaine. Et ces fous du Tea Party ont été capables de synchroniser la crise américaine avec la crise européenne. Deux crises en même temps. Et puis il y a la Chine, confrontée à des déséquilibres considérables. Elle cherche à doper la demande des ménages. Mais pour cela, il faudrait qu’elle distribue du pouvoir d’achat. Or les salariés n’ont aucun pouvoir, et la concurrence entre les provinces est telle, qu’il n’est pas simple de relever le salaire de base.

Chaque province cherche à attirer des capitaux, et les banques donnent des crédits aux entrepreneurs. Vous avez donc des paquets de mauvaise dette dans les provinces, que la Banque centrale pourrait décider de racheter, mais cela serait périlleux. La crise est rampante en Chine. Conséquence, quand ça éclatera : il n’y aura plus d’achat du bon du Trésor américain, ni d’achat d’obligations européennes, pendant un temps... Les deux crises que nous vivons ne sont rien à côté de ce scénario. On devra par exemple arrêter la cotation du dollar...
Vous avez trois pôles à peu près égaux, États-Unis, Chine et Europe, et chacun a sa crise. Et la crise de l’un se répercute sur les deux autres. C’est extraordinairement dur à gérer.

On pourrait vous répondre que c’est le rôle du G-20, présidé cette année par Nicolas Sarkozy.

Au G-20 de Londres (en avril 2009, ndlr), les chefs d’Etat redoutaient l’effondrement du système. Ils ont décidé de taper sur les bonus. Ridicule : ces bonus ne sont que la conséquence de tout un système. Et puis les affaires sont reparties. Business as usual. Le G-20 est miné par des intérêts très divergents, entre les pays anglo-saxons, la vieille Europe, et les émergents... Il n’a quasiment rien décidé.

C’est plutôt le G2 Chine/États-Unis qu’il faudrait suivre. Dans cette configuration, l’Europe est la plus faible. Nous sommes le ventre mou du système mondial. Nous n’avons pas, par exemple, de politique de change : le niveau de l’euro s’établit en conséquence de ce qu’il arrive aux autres monnaies. On est donc ballottés. L’Europe ne croit plus à son modèle, d’économie sociale de marché. Le seul espoir, dans ce paysage, serait que l’on bute sur des pénuries de main-d’oeuvre en Chine, mais aussi sur des conflits sociaux, qui permettent une inflation en Chine. Cela provoquerait un retour de l’inflation, porté par les salaires en Chine, et qui réduirait le poids des dettes dans le monde. Ce serait un magnifique scénario.

« Une séance de bourse par trimestre »

Et la guerre, pour relancer l’activité économique ?

Des conflits armés ne résoudront rien aux problématiques à l’origine de la crise, autour de la répartition des richesses. Je n’y crois pas. A la veille de la présidentielle, quel regard portez-vous sur le débat sur la crise, au sein de la classe politique ? Des guerres de personne, des petites phrases, aucune vision claire. Des partis de plus en plus coupés des citoyens. Le fait d’avoir fait précéder les législatives de l’élection présidentielle a donné la priorité à des machiavéliens. Des Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy. Aux dépens d’hommes d’Etat, qui n’hésitent pas à violer l’opinion publique si la conjoncture est grave.

Je suis aussi frappé, pour certains candidats à la candidature socialiste par exemple, par leur ignorance totale de l’économie mondiale. La Corrèze, c’est bien, mais il faut aller voir ailleurs. La détérioration de la qualité du personnel politique est impressionnante. Les intellectuels politiques, comme le furent Michel Rocard ou Jacques Delors, ont disparu. Du coup, les politiques sont prisonniers des conseillers économiques. Ils sont non seulement coupés de leur base, mais n’ont pas non plus la capacité d’analyser le monde. Vu la complexité de la crise, c’est inquiétant.

Barack Obama, davantage juriste que géostratège, n’est pas non plus parvenu à se défaire des contradictions de la société américaine. Alors qu’il était un espoir incroyable. Il s’est montré incapable de déplacer d’un centimètre les lobbys de la santé, du pétrole ou de la finance. Prenons la magnifique loi financière qu’il a concoctée : pas un seul décret d’application n’est passé depuis ! Les républicains bloquent. Le système est invariant par rapport à celui qui s’est fracassé. Rien n’a changé.

Une dernière proposition pour éviter la déprime ?

Mon collègue Frédéric Lordon en a déjà parlé : il ne faudrait ouvrir le marché boursier qu’une fois par trimestre. Ou une fois par an. Une seule séance suffirait pour établir la valeur, par exemple, de la Société générale, en fonction de ses résultats annuels. Et l’on éviterait tous les phénomènes de contagion et de rumeurs, sur lesquels prospère la spéculation. Et je propose aussi, pendant que l’on y est, de ne publier qu’un sondage d’opinion par an. Pour tenter de reconstituer le lien des partis avec les citoyens. Je peux vous assurer que l’on ne vivrait plus du tout dans le même monde. L’entretien s’est déroulé jeudi à Paris, dans les bureaux du Cepremap, durant un passage éclair de Robert Boyer à Paris (quasiment toujours à l’étranger). Il n’a pas été relu.

Source : http://www.mediapart.fr/article/off...

www.mediapart.fr

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