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"Puisqu’il s’agit d’une introduction à une table ronde, je procèderai surtout sous forme interrogative ; par conséquent, mes propos ne doivent pas être pris comme des affirmations, mais plutôt comme des hypothèses de travail, des questionnements ou des sujets de réflexion. Par ailleurs, je prendrai au pied de la lettre l’objet de cette table ronde : « Finalité(s) et performance(s) des entreprises de l’ESS », c’est-à-dire que je m’interrogerai sur les sens des termes « finalité(s) » et « performance(s) » et sur leur(s) lien(s) (éventuels), en les appliquant aux entreprises en général et aux entreprises de l’ESS en particulier.
Sur le sens de finalité(s) : La finalité renvoie à tout ce qui tend vers un but, par une adaptation de moyens à un ou des objectif(s). Les théories des organisations se sont beaucoup penchés sur la question des objectifs des organisations ; on peut même dire que c’est leur principal sujet de préoccupation, préoccupation destinée à éclairer ou à guider les gestionnaires dans l’engagement de moyens censés servir des objectifs. Qui détermine les objectifs d’une organisation ? Les moyens sont-ils adaptés aux fins ? Comment mobilise-t-on ceux qui, n’ayant pas été associés aux décisions, doivent poursuivre les objectifs ? Comment réduire les écarts entre ce qui est réalisé et ce qui est attendu ? Comment évaluer, contrôler ces écarts ? Une organisation a-t-elle, peut-elle avoir des objectifs ?
De Marx et Taylor à Peters et Waterman, en passant par les grands managers (Sloan, Ohno,…), on n’a pas cessé d’analyser, de préconiser, de prescrire la recherche de l’efficacité et de l’efficience par des modèles théoriques ou empiriques faisant appel à des schémas stimulus-réponses. La force de travail étant une marchandise d’une nature particulière, pas toujours prévisible et souvent peu malléable, il s’agit de faire en sorte que la délivrance du produit de cette force de travail (une des acceptions de la performance) corresponde le plus possible à des normes spécifiées (en quantité et en qualité) préalablement à son recrutement et à sa mise en œuvre.
L’ennui, c’est que toutes les modalités prescriptives, incitatives, procédurales se heurtent au désordre inhérent à toute forme humaine organisée et à la rationalité limitée chère à Herbert Simon. La coordination des actions collectives devient alors une tâche d’autant plus complexe qu’une organisation n’est pas comparable à un bloc de cristal à la redondance maximale et qu’en son sein s’affrontent des intérêts divergents, se combinent des alliances éphémères ou mouvantes et où la coopération, phénomène non naturel, est à construire (cf. Crozier).
Pour le dire en une phrase, en suivant Bourricaud, l’organisation n’est pas un acteur collectif : il s’agit plutôt d’un processus de processus dans lequel se trouvent engagés des acteurs différents, impliqués diversement, dans des rôles parfois coopératifs, parfois conflictuels et dont la compatibilité est, en principe, assurée grâce à l’intervention délibérée des responsables de l’organisation.
Ce sont les théories de la contingence qui nous ont appris que les organisations n’avaient pas nécessairement de finalités (autres que celle de leur propre survie) et que les stratégies pouvaient émerger des acteurs opérationnels sans qu’il soit nécessaire de les formaliser dans des plans préétablis. Dans le sillage de Simon, March et Weick, notamment, nous ont fait douter que des changements organisationnels puissent être imputés à des démarches intentionnelles. Si l’action est un phénomène largement aléatoire, ses caractéristiques dépendent de son développement. L’action n’est pas guidée par une démarche rationnelle, des objectifs préétablis ou des préférences révélées ; ceux-ci émergent davantage du processus d’action lui-même. L’important, alors, n’est pas tant de connaître l’intention de l’acteur que le poids des facteurs qui ont causé l’action. Ce qui compte, ce sont les propriétés émergentes du processus ; on passe de l’organisation à l’auto-organisation et le schéma stimulus-réponse doit être abandonné.
Même si cette théorie est contestable et contestée, elle n’en a pas moins imprégné la littérature contemporaine en management qui n’est donc pas si certaine qu’une organisation puisse avoir des finalités.
Si, sous une forme un peu incantatoire, elle en appelle toujours à la convergence des buts, à partir des différents positionnements des acteurs, il reste toujours les doutes générés par le paradoxe de Condorcet, le dilemme du prisonnier, « la logique de l’action collective » de Olson ou la « tragédie des biens communs » mise en scène par Hardin. Certes on pourra rétorquer que d’autres théories, comme la théorie des conventions, montrent au contraire que des modes de coordination peuvent émerger afin de résoudre collectivement des situations indécidables par le calcul individuel ou que, plus généralement, il existe une dialectique, dans toute organisation, entre, d’un côté, les tendances à la désagrégation et à la dispersion et, de l’autre, les tendances à l’agrégation et à l’unification.
Plus simplement, on peut aussi considérer, avec Etzioni, qu’après tout, les organisations ne sont pas toutes de même nature et qu’il y a lieu de distinguer entre les organisations coercitives (celles auxquelles on participe contre son gré), les organisations normatives (où il existe une large coïncidence entre les buts personnels des individus et ceux de l’organisation) et les organisations instrumentales (celles dont les membres ont leurs propres objectifs, non identiques à ceux de l’organisation, mais dans lesquelles ils sont susceptibles d’adopter une attitude neutre, voire coopérative, dès lors qu’ils constatent que la poursuite des objectifs de l’organisation peut–être un bon moyen d’atteindre les leurs). Les entreprises font partie de cette dernière catégorie, avec peut-être une pincée de « normatif » dans le cas des entreprises de l’ESS.
En fait, deux grands pôles de vision s’opposent :
l’un considère que tout groupe humain organisé, structuré, n’a de véritable existence, de raison d’être que par l’idée qu’il se fait de sont propre devenir, de l’état vers lequel il veut tendre, avec pour vecteur, l’idée ambitieuse de projet ;
l’autre considère que le problème de la finalité sous l’angle de la logique de l’organisation se résume à des actions visant à assurer sa propre pérennité et la reproduction des ses éléments vitaux.
Selon les cas et les conjonctures, les entreprises de l’ESS balancent entre ces deux pôles.
A ce stade, il convient de se demander si les entreprises de l’ESS sont avant tout des entreprises ou si leurs différences avec les entreprises capitalistes en font des entités d’une autre nature. Je ne rappellerai pas ici, devant un public averti, les valeurs dont elles se réclament et qui sont censées fonder ces différences.
Je me contenterai de rappeler que ce qui caractérise le plus une entreprise, c’est l’existence d’un pouvoir d’autorité et de discipline, ce qui suppose de reconnaître qu’elle se caractérise d’abord par une relation hiérarchique, asymétrique, antagonique entre employeurs et salariés. J’ajouterai que les formes d’organisation et les systèmes de droits de propriété s’imposent en fonction de leur capacité à imposer aux autres agents (en particulier les salariés) l’exécution des engagements convenus dans le contrat de travail (Coriat, Weinstein). Cela me fait pencher vers l’idée que c’est la forme « entreprise » qui prime avant tout, avec toutes les réserves et les nuances qu’il conviendrait d’apporter en fonction des différents statuts et des situations spécifiques.
Cette idée se trouve confortée lorsqu’on examine la notion de performance(s).
Sur le sens de performance(s)
L’acception actuelle du terme « performance » assimilée à « exploit » ou à « succès » a été empruntée à l’anglais il y a environ 150 ans, le terme désignant à l’origine les résultats d’un cheval de courses ( ). Le recours au terme "performance" en gestion est donc un emprunt analogique au vocabulaire sportif, ce qui suppose un contexte de compétition ou d’adversité ; l’adjectif "performant" d’ailleurs est quasiment devenu synonyme de "compétitif". Le fait même d’utiliser ce terme fait rentrer l’organisation dans la logique de la compétitivité, avec tout son cortège de conséquences en matière de productivité, de rentabilité, aux déclinaisons essentiellement financières en termes d’objectifs et de résultats.
La performance n’existe pas en elle-même : elle a nécessairement besoin d’être évaluée, soit dans une relation d’adversité qui permet de dire que l’un est meilleur que l’autre (ce qu’on appelle aujourd’hui « étalonnage comparatif » ou benchmarking), soit en ayant recours à un tiers étalon présentant les meilleures garanties d’impartialité (mètre, chronomètre…) mais reposant toujours sur un système conventionnel.
L’évaluation suppose une capacité de jugement, des critères, des systèmes de comparaison, voire des appréciations contradictoires. Toute la question est de savoir si les entreprises de l’ESS s’évaluent ou sont évalués selon des critères différents de ceux de la sphère capitaliste. Que ce soit dans un univers de compétitivité ou selon des modes d’évaluation internes, il semble bien que ce soit, en grande partie, les mêmes types d’instruments qui sont utilisés (comptabilité financière, reporting, contrôle budgétaire, tableaux de bord, etc.). Même lorsqu’il s’agit du reporting ESG (environnemental, social et de gouvernance) où l’ESS pourrait faire valoir sa spécificité et sa « valeur ajoutée », on trouve aussi les mêmes procédures et les mêmes grilles d’indicateurs (par exemple notation par une agence de notation extra-financière) . A l’inverse, les dispositifs qui sont proposés au niveau international serviront de référence pour l’ensemble des organisations (grille GRI, lignes directrices ISO 26000, application de la loi Grenelle 2 en matière de reporting ESG) sans que la famille de l’ESS n’y trouve à redire.
Cela montre que les entreprises de l’ESS sont considérées (et se considèrent ?) comme les autres entreprises, c’est-à-dire avec un devoir de reddition envers leurs parties prenantes et un devoir de redevabilité envers une société à laquelle, comme les autres, elles empruntent les ressources nécessaires à leur activité.
Faut-il s’en étonner ? Pas nécessairement, si l’on considère que leurs activités peuvent être aussi prédatrices que bien d’autres entreprises et que, même si elles n’ont pas le profit comme objectif, elles n’échappent pas à une logique de l’accumulation qui se traduit par des investissements matériels conséquents qui concourent peu ou prou - là encore comme les autres - à une croissance sans bornes apparentes, à l’amoncellement d’objets, au problème de leur recyclage, de la destruction des déchets et à l’épuisement des ressources planétaires limitées.
Le fait de s’abriter derrière le « non-profit » ne dédouane pas de la question de l’utilisation du surplus. Le fait de pratiquer des formes de démocratie interne ne prémunit pas contre la production d’externalités négatives. Et les dirigeants des entreprises de l’ESS semblent soumis à la même schizophrénie managériale que leurs collègues des entreprises capitalistes quant à la satisfaction des attentes concernant leur responsabilité sociétale : concilier les inconciliables, c’est-à-dire assurer la viabilité de l’entreprise tout en contribuant à la production et à l’entretien de biens communs.
Si la performance doit se mesurer en fonction du degré d’atteinte des objectifs découlant des valeurs de l’ESS (ce qui n’est qu’une option parmi d’autres), il faut reconnaître que l’instrumentation est bien pauvre et que l’ESS ne s’est guère donné les moyens de construire des outils alternatifs.
Si l’on considère que la performance ne doit pas s’attacher seulement aux résultats (ou aux écarts entre objectifs et résultats), mais aussi au processus qui conduit de l’intention à l’action, la panoplie des moyens d’évaluation semble singulièrement vide ou, tout au moins, ne diffère guère de ce que l’on peut trouver par ailleurs.
L’ESS n’a-t-elle pas voulu, pas su, pas pu forger une autre logique avec ses propres critères de gestion et ses propres instruments ? Cela reste une question.
Pour résumer, les valeurs prônées par l’ESS ne se déclinent pas nécessairement, et à leur corps défendant, aux entreprises du secteur en finalités ou en objectifs. Même si leurs cadres d’exercice permettent des productions sociales (liens sociaux, échanges mutuels, solidarités…), la nature des activités économiques, dans un contexte de compétitivité, ne permet pas de rompre avec les conceptions de performance(s) héritées, pour l’essentiel, de l’économie capitaliste.
Il n’y a rien d’étonnant dans ces conditions à ce que l’instrumentation de gestion et d’évaluation utilisée dans le secteur soit la même que dans l’économie capitaliste et que les entreprises de l’ESS soient, de plus en plus, en quête de sens."