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Entretien avec Claude Alphandéry

17 janvier 2011 - Sandra Blondel

Une interview publiée par APEAS et signée de Sandra Blondel.

Portrait de Claude Alphandéry Portrait de Claude Alphandéry

Claude Alphandéry est Président du Labo de l’ESS dont les travaux ont abouti à la construction des États Généraux de l’économie sociale et solidaire (EGESS)

Pourquoi organiser des États Généraux de l’Économie Sociale et Solidaire ?

L’hyper-productivité et compétitivité de la fin des années 70 a abouti à un véritable déséquilibre structurel et a engendré un chômage de masse et un retour des inégalités. Les progrès libérateurs de mai 68 se sont transformés en un refus de la vie collective et de l’intérêt général. Une sorte d’utilitarisme s’est répandu. Le libéralisme extrême inaugurée par Thatcher qui prétendait aller encore plus loin dans l’essor du capitalisme a fini par envahir l’Europe. Il s’est traduit par une démesure extrême dans la recherche du profit et la compétitivité et s’est développé dans la négation des problèmes de cohésion sociale. Ce grand déséquilibre de l’économie ne pouvait que produire des crises à répétition dont nous connaissons la dernière depuis 2008 et dont nous ne sommes toujours pas sortis.

Face à cette situation, a émergé toute une série de contre points, d’initiatives, de contre pouvoirs. Ces initiatives se sont multipliées depuis 20 ans dans le prolongement et en renouvellement de l’économie sociale. Toute une série d’initiatives se sont construites à la fois pour combattre le chômage, via l’insertion par l’activité économique, pour mettre en place des services à la personne qui ne soient pas réservés aux personnes les plus riches (dans la mesure où l’État tend plus ou moins à se désengager et à passer la main aux services marchands), ou bien encore pour protéger l’environnement. On pourrait rajouter aussi les initiatives pour une consommation qui soit à la fois mieux maîtrisée du point de vue de la consommation mais aussi du point du vue écologique et des circuits de distribution. Et il y en beaucoup d’autres : dans le domaine culturel, de l’éducation populaire ou dans le domaine du tourisme responsable.

Toutes ces initiatives sont très diverses mais ont en commun d’être des projets certes économiques mais à finalité sociale et non à finalité lucrative, dont le fonctionnement est fondé à la fois sur une éthique et des pratiques démocratiques. Ce sont généralement des initiatives beaucoup plus localisées sur les territoires et beaucoup plus mobilisantes pour les citoyens qui se sentent partie prenante et qui ne subissent pas passivement) le marketing de la télévision qui nous pousse à consommer plus et à aller dans les grandes surfaces.

Donc toutes ces initiatives existent mais premièrement, elles sont très fragmentées et ponctuelles, et deuxièmement ,elles sont généralement marginales et très insuffisantes par rapport au besoin. Prenons par exemple la consommation bio par rapport à la consommation « générale » . Par ailleurs, l’opinion, parce qu’elles sont marginales et parce qu’elles sont fragmentées, a plutôt le sentiment que ce sont des initiatives réparatrices que des initiatives transformatrices.

Nous, nous sommes convaincus qu’il n’y a pas d’autres moyens de se sortir de cette situation de déséquilibre et de crises répétitives et de plus en plus lourdes ; de sortir de cette domination du capital financier que de développer au maximum, de donner toute leur place à des initiatives de ce genre. On ne sortira pas de la crise et des déséquilibres seulement par des mesures de régulation du capitalisme et de cantonnement des paradis fiscaux. On s’aperçoit bien que les tentatives faites depuis 2008 sont impuissantes devant les orientations générales du capitalisme et le pouvoir du capitalisme financier. Ceci est en train d’être compris, pas seulement par les classes populaires qui souffrent le plus, mais aussi par les petites et moyennes entreprises qui ne peuvent plus avoir accès au crédit et qui sont vulnérables devant un capitalisme financier qui entend prendre tout ce qu’il y a de profitable et laisse le non profit aux autres.

Claude Alphandéry Claude Alphandéry

Il y a une opportunité historique très forte à « faire sortir du bois » l’Économie Sociale et Solidaire, à montrer qu’elle existe, qu’elle peut changer d’échelle et qu’en changeant d’échelle et en lui donnant sa place dans l’économie d’ensemble, on change les formes de développement. On ne peut pas changer ces dernières seulement en instaurant des lois par le haut et en instituant une meilleure fiscalité ou de meilleurs services publics.

Mais pour que cette démarche ait des chances de succès, et qu’elle ne soit pas récupérée ou ré-appropriée par le capitalisme financier, il faut que les initiatives de l’ESS trouvent leur plein essor, changent véritablement d’échelle et trouvent leur place dans la société non seulement en se renforçant, mais par leur exemplarité, en forçant d’autres entreprises (notamment petites et moyennes), les collectivités locales, les établissement publics, à avoir plus de démocratie, plus de transparence, de meilleurs rapports avec les parties prenantes, un soucis de la cohésion sociale.

Le contexte de la crise actuelle, nous donne une chance de transformation véritable. Mais cette transformation ne peut pas être l’ouvrage d’un seul, il faut regrouper un certain nombre de gens qui ont des initiatives très diverses, leur montrer qu’elles sont inter-connectées, qu’il y a un lien entre elles et qu’on peut faire un certain nombre de propositions pour valoriser ce qui existe et le mettre en lumière aux yeux de l’opinion et des médias. Il faut donner les moyens à ces initiatives de se développer et jouer un rôle exemplaire dans le développement de l’économie qui passera par des phénomènes de croissance de certains secteurs et de décroissance d’autres secteurs.

Tout ceci a fait l’objet d’un long travail qui a duré plus d’un an et qui a abouti à ce qu’on appelle les « 50 propositions pour un changement de cap » qui sont en fait 64 propositions. C’est un travail d’identification de ce qu’on peut appeler l’ESS et d’analyse de ce que sont ses défis à la fois internes et externes. Défis internes parce que c’est une tension d’être dans une économie de la solidarité, il y a des risques de dérive constants et parce que c’est difficile de faire ce que l’on dit, d’être plus coopératifs que concurrents par exemple. Défis externes, car nous ne sommes pas sur le marché comme les autres, nous n’avons pas de capitaux, des marges de profit suffisantes et que nous manquons de ressources financières. Défis externes aussi parce que les gens sont imprégnés par le marketing, la télé, internet, autrement dit un environnement idéologique qui fait que les comportements sont difficiles à changer. Enfin, il y a un travail aussi de proposition vis a vis de l’État, des collectivités territoriales, des entreprises, des comportements individuels en matière notamment de consommation.

Après cette année là, nous nous sommes demandés comment aller plus loin à l’approche des élections présidentielles, comment faire rentrer tout ça dans le débat public ? Il nous a semblé qu’il fallait des États Généraux. On a un souvenir historique des États Généraux qui ont préparé la révolution française. Très franchement, les braves députés du Tiers-États qui ont arraché les États Généraux, ne pensaient pas à la République, ils pensaient à leurs doléances. Mais finalement ce sont souvent des événements qui apparaissent minuscules au départ qui créent des changement extraordinairement importants.

Les États Généraux, c’est un mouvement sur tout le territoire, long à préparer mais avec tout de même un point d’orgue qui n’est pas l’achèvement mais un événement majeur du projet qui aura lieu au Palais Brongniart en juin prochain, début de la campagne. Il faut que ce soit un événement choc suffisamment important pour impacter le débat d’idées mais aussi festif. Il faut aller au-delà de ce qui c’est fait jusqu’à présent afin de sortir de l’entre-soi, entre gens convaincus. Pour préparer ce grand événement, il fallait au fond faire comme ce qu’avaient fait nos ancêtres, pas des cahiers de doléances, mais des cahiers d’espérances pour une autre économie. L’objectif est de transformer des initiatives extraordinairement intéressantes en cahiers d’espérances susceptibles d’êtres diffusés, répliqués à droite et à gauche, d’être des éléments de point de départ pour une autre forme de développement suffisamment frappants et incontournables dans le débat politique. Pas seulement des revendications légitimes autour des retraites, des salaires mais qu’on montre qu’on ne peut pas changer de cap politique sans s’appuyer sur des initiatives qui sont « en-bas », que c’est ça le garant d’une politique différente. Nous avons besoin de le dire notamment à la gauche quelle qu’elle soit, qui a du mal à sortir de mesures qui tendent à défaire les dégâts d’une mauvaise politique poursuivie depuis 20 ans sans se rendre compte qu’il ne s’agit pas seulement de remplacer une fiscalité par une autre, de changer la proportion entre les salaires et les revenus du capital. Tout ceci est nécessaire mais le changement de cap ne se fera pas uniquement par des lois, ça se fera par la mise en oeuvre et l’amplification de toutes ces initiatives qui ont un autre sens que la recherche du profit.

L’ESS pour changer de paradigme ?

Ca permet de changer de modèle parce que ça change de modèle micro-économique. Le modèle macro-économique implique un transfert massif de productions futiles, inutiles voire nuisibles vers des services relationnels indispensables au mieux vivre. Ce transfert n’est pas évident. Il faut donc d’abord montrer que ça marche et que ça peut marcher à une échelle plus grande car pour l’instant ça fonctionne à petite échelle avec de « bons militants ». Tout le monde sait que dans une population, il y a 10 % de militants, de gens qui acceptent de s’engager et puis les autres qui vivent en fonction de ce qu’on leur présente. Ils ne sont pas forcement contre mais il faut qu’ils aient le sentiment que ça va changer en mieux leur vie. Le sentiment qu’ils ont en ce moment, c’est que leur vie change en mal. Il y a sans doute quelque chose à faire mais on n’a pas encore réussi à leur montrer qu’il y a un autre paradigme qui les ferait sortir de cette frustration et malaise permanent dans lequel ils sont.

Qu’est ce qui vous motive le plus dans l’organisation de ces États Généraux ?

C’est de rencontrer des dizaines de milliers d’acteurs qui font des choses, rencontrer des gens qui sont plein de courage, d’énergie et d’idées créatives. Puis, c’est d’arriver à faire jouer tous ces gens ensemble, ce qui a été l’objet du premier temps de travail autour des 50 propositions pour une autre économie.

Maintenant, l’enjeu est d’une ambition formidable. Non seulement ils jouent ensemble mais ça va frapper l’opinion. Chaque fois qu’on arrive à faire sortir dans les médias, jusque là très réservés, sceptiques, et indifférents, des pages entières sur l’ESS, on se dit qu’on est en train de gagner un peu de terrain.

Pour moi, qui ai une longue vie derrière moi et qui ai connu la résistance, la lutte contre la guerre d’Algérie,..., c’est moins spectaculaire mais c’est aussi moins facile d’une certaine façon, c’était plus facile les maquis ! Pas au début, bien sûr, où on n’était que quelques uns et où la puissance allemande était telle que les gens se demandaient ce qu’on pouvait faire, mais petit à petit les gens se sont dit que non seulement nous pouvions chasser les envahisseurs mais également créer un monde nouveau. On avait l’impression qu’on allait en sortir avec une vraie démocratie et pas avec la république bourgeoise de l’entre deux guerres. En un sens c’était plus facile que maintenant car l’ennemi était plus visible, alors que l’ennemi de maintenant est assez invisible. Certes on voit bien les terribles inégalités, les gens qui se renferment dans des parc à vidéosurveillance, les yachts, etc, mais finalement je ne suis pas certain que la plupart des gens soit choqué de ça. Ils ne sentent pas encore vraiment que cette façon de vivre est liée à leur propre situation.

Ce qui motive des gens comme moi c’est qu’on a le sentiment que c’est possible, qu’il y a des éléments dont on peut se saisir pour progresser. Edgar Morin dit que le pire est probable mais que le meilleur reste toujours possible. C’est vrai qu’aujourd’hui on a plutôt le sentiment que le pire est le plus probable quand on voit les choses se faire. Tant qu’on vit, on essaye de se saisir du possible. A un moment donné, on s’est demandé s’il ne valait pas mieux mettre les « cahiers du possible » plutôt que les « cahiers d’espérance » mais les cahiers du possible c’est un peu restrictif car ce que nous voulons c’est dépasser le possible, aller presque à l’impossible, à ce qui parait impossible mais qui ne l’est pas. Ces initiatives, c’est d’autres formes de maquis. La résistance c’est bien mais si on n’a pas une vision plus large de la société, elle est un cul de sac. Ce n’est pas suffisant de résister, il faut créer.

S’il ne fallait retenir que trois propositions parmi les 64 ?

Je serais tenté de dire qu’il y a quelque chose autour de l’innovation sociale par rapport à l’innovation technologique. Aujourd’hui tout tourne autour de la productivité matérielle et de l’innovation technologique : la politique des États, des entreprises, la géopolitique. Mais le monde a besoin d’innovations sociales parce qu’on ne sait pas encore très bien vivre dans les villes, comment concilier la recherche du bonheur individuel et l’intérêt collectif. Comment le traduire en terme politique ? C’est ça qui est difficile.

Il y a aussi quelque chose autour de la qualité du travail, qu’est-ce que le travail dans la société d’aujourd’hui ? Certes le plein emploi, mais quel plein emploi ? Quel rapport entre travail salarié et activités personnelles ? Ce deuxième chantier est essentiel.

Un troisième thème serait le rapport entre la mondialisation et le local, le territoire. Le problème c’est qu’on est dans un monde qui ne peut plus se refermer et qu’on vit sur un territoire. Comment relier cette économie territoriale et cette économie mondialisée ? Qu’est ce qui reste du rôle de l’État nation ? Est-ce qu’il n’est pas là pour pouvoir organiser les flux convenables entre le territoire et le monde ?

Ce sont plus des grands axes de travail que des propositions. En tout état de cause, il faut revenir sur toute une série de régressions. Il y a de toute évidence des problèmes de fiscalité. On ne fera rien de bon si on ne se débarrasse pas des niches fiscales. La première chose à faire serait de récupérer l’argent qui a été donné aux plus riches mais de savoir bien s’en servir pour l’innovation sociale, pour la qualité du travail et le bien être des territoires. Je trouve que c’est ça qui risque de passer le mieux dans le débat public.

Rôle des monnaies complémentaires dans ce changement de cap ?

Elles jouent un rôle considérable. Pour développer des échanges, il faut de la monnaie. Les banques sont créatrices de monnaies pour des échanges productifs qui rentrent dans le système que nous connaissons. Quand on veut développer des échanges de services, de la réciprocité ou même si ce n’est pas de la réciprocité et qu’on veut faire des échanges commerciaux sur des biens plus utiles (par exemple l’agriculture biologique, le commerce équitable, l’éco-construction), on a du mal à faire réagir les banques. On peut parfaitement sur un territoire créer des monnaies qui peuvent avoir deux bases, deux supports : l’un c’est le temps, l’autre c’est l’euro.

Telle municipalité ou telle région peut considérer qu’elle met 1 million d’euros dans son budget sous forme de monnaie complémentaire. C’est possible dans la mesure où elle circule ; cette monnaie ne peut pas être thésaurisée car elle est fondante donc elle circule plus vite et en circulant, elle crée des biens et des services et n’engendre pas d’inflation car elle est en contre partie d’euros prélevés sur le budget de la commune. On peut parfaitement imaginer qu’avec 100 000 euros dans un arrondissement de Paris, se développe toute une série d’échanges de services y compris de services sociaux assurés par la mairie : la médiathèque, le vélib, la piscine, la cantine, les crèches,... il y a une quantité de choses qui peuvent être payées en monnaies complémentaires avec les moyens informatiques d’aujourd’hui. On peut faire des tarifs différents suivants l’âge, le revenu, le nombre d’enfants. Pour que ça marche, il faut qu’il y ait une action militante très forte. Il y a un seuil du nombre de militants à franchir. Il y a des pays d’Amérique latine, en Bavière, en Belgique où les choses sont parties plus vite mais en France, les initiatives se multiplient, on n’est pas loin, c’est imminent.

Comment expliquez-vous l’émergence de la société civile depuis ces 30 dernières années ?

Elle a eu du mal à émerger ! D’’une certaine manière, elle a émergé en 68 mais sur des problèmes uniquement sociétaux et pas économiques : la peine de mort, l’avortement, le droit des femmes, des enfants, une autre forme d’éducation, des lycées ouverts mais en matière économique, l’autogestion a été très faible, les exemples ont plutôt mal tournés, je pense notamment à LIP. On ne peut pas dire qu’il y ait eu des transformations profondes. C’est seulement dans les années 80, après le choc pétrolier, que s’est développé un très fort mouvement associatif. Après les « Trente glorieuses » ont succédées les « Trente douloureuses ». C’est pendant cette période que la société civile a émergé. A ce moment là, les citoyens ont pris conscience de leur pouvoir sur l’économie et se sont dit « l’économie c’est nous ».

APEAS

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