Rencontres Sociales

POUR DES INITIATIVES D’ESS EN MILIEU CARCERAL

L’APPEL d’Hervé Bompard-Eidelman

7 novembre 2012

APPEL AUX ACTEURS DE L’ECONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIRE, AUX ENTREPRENEURS SOCIAUX, AUX PATRONS HUMANISTES, AUX ACTEURS DE L’EDUCATION POPULAIRE, AUX PROFESSIONNELS DE L’HUMAIN POUR LES PRISONS

Lorsque les dirigeants politiques ne parviennent plus à défricher l’avenir, à proposer une pensée globale et structurée, mais se contentent d’aligner des « solutions épicières », en enlevant des droits ici, en ajoutant un peu de personnels là, c’est que ces dirigeants politiques s’avèrent incapables de changer de paradigme, de manière de réfléchir globalement, sont enfermés dans une logique, un système de pensée qui n’a plus aucun rapport avec la société, les citoyens, la réalité quotidienne, l’organisation de ceux-ci. Seul le pouvoir guide leurs pas, leurs stratégies personnelles, sans considération pour la vie de tous les jours, pour la façon dont les citoyens s’organisent sans eux. Le plafond de verre se transforme en plafond de béton, au travers duquel, vu d’en haut, on ne voit plus ce qu’il se passe au milieu et en bas.

C’est alors à la « société civile », aux acteurs que nous sommes de prendre le relais de la pensée qui conduit à l’action, à faire, bâtir et construire ensemble, tous ensemble. A structurer non seulement la pensée et les actions qui en découlent, mais aussi toute l’organisation nouvelle de la société, Française, européenne et internationale. On peut rejeter l’idée qu’un ouvrier est un prolétaire et un cadre moyen un « citoyen intermédiaire », qui rêvent pour leurs enfants d’un avenir toujours plus proche des lieux de pouvoir et de décision, il n’empêche que c’est cette réalité qui est. En un mot, c’est à nous, acteurs de l’économie sociale et solidaire, aux entrepreneurs sociaux, aux patrons humanistes, à vous toutes et vous tous qui vous reconnaissez dans les principes et les valeurs de progrès, de démocratie et d’humanisme de nous organiser, de créer de nouveaux systèmes, de nouvelles structures, et surtout de nouveaux contre-pouvoirs démocratiques et institutionnels. Les Hautes autorités, Contrôleur général, Défenseur des droits, Conseils nationaux de toute sorte, même s’ils font un vrai et indispensable travail d’alerte, n’y suffisent plus. Le pouvoir passe outre, piétine ces institutions, se dégage l’horizon avec brutalité pour mieux imposer par la force et par la peur ses buts.

La peur, l’ignorance et le mensonge sont les instruments qui semblent fonctionner le mieux pour paralyser le pays et les citoyens, tous les projets, toutes les initiatives, puisqu’ils permettent de maîtriser le calendrier politique, d’actionner les réflexes émotionnels et compassionnels et d’enfermer le pays dans une pensée unique. Peur de l’étranger, du « délinquant », du jeune, mensonges sur la nécessité de l’actionnaire, de la baisse des salaires, de la casse sociale, du moins d’état, de l’inutilité des contre-pouvoirs.

Néanmoins, les citoyens s’organisent. La revue Silence, outre l’excellent dossier qu’elle publie à chaque livraison, rend compte des centaines d’initiatives citoyennes à travers le pays et ailleurs, témoigne du génie citoyen à s’organiser, à créer des systèmes, des règles, loin de la loi impitoyable de l’argent, de la finance, de la cupidité et de la vénalité pathologiques. Stéphane Veyer, à l’initiative des Coopératives d’Activité et d’Emploi ou CAE, défriche de nouvelles relations entre les acteurs économiques et de nouvelles façons de travailler intelligemment entre eux et pour leurs clients ou usagers. Génie humain encore, lorsqu’Alix Margado crée le concept de Société Coopératives d’Intérêt Collectif (SCIC) et lui confère un cadre juridique, auquel Emmanuel Kasperski, Directeur général de Replic, premier groupe de SCIC en Languedoc-Roussillon, affirme qu’il permet de « répondre aux besoins locaux avec une forte dimension sociale » (Le Monde, cahier économie, mardi 7 février 2012).

Ancien détenu, j’ai beaucoup observé, réfléchi, discuté, écrit sur cet univers impressionnant et tout à la fois énigmatique et quelque peu effrayant pour la grande majorité des citoyens, alors que se joue dans les établissements pénitentiaires la réalité de la société française. La déclaration de José Bové lors de sa sortie de prison a été en très grande partie à l’origine de mon engagement et de la création des deux projets que je porte, avec le soutien de nombreuses personnes morales et physiques : « (...) il grimpe sur une camionnette pour remercier ceux qui l’ont soutenu, au pied de la prison ou à l’autre bout de la France. « Non pas pour moi mais pour le mouvement. Non pas pour la France d’en-bas dont vous êtes les représentants, mais pour la France du sous-sol que j’ai côtoyé à l’intérieur de cette prison », lance-t-il avec émotion (...). La Dépêche du Midi, 02/08/2002.

La marchandisation progressive des prisons nous est apparue comme un excellent terrain de travail pour réfléchir à une nouvelle approche des relations entre l’Etat et l’économie sociale et solidaire, au sens large, et des acteurs de l’éducation populaire, au sens large également. Les Partenariats-Public-Privé sont un non-sens économique, social, administratif et humain, beaucoup de parlementaires des deux rives en conviennent. Récemment, un Parlementaire UMP a parlé de « bombe atomique » pour évoquer les quelque 60 milliards d’euros de PPP à rembourser par l’Etat d’ici à 2020. C’est pourquoi, nous devons, à travers la prison, établir non plus une relation de prestataire avec l’administration pénitentiaire, mais une relation de partenariat imbriqué. C’est en effet à la société de prendre en charge les personnes condamnées à une sanction pour une infraction, et pas seulement à l’administration pénitentiaire qui n’est pas « propriétaire » des personnes incarcérées ou placées sous main de justice, selon l’expression consacrée. Néanmoins, il est essentiel de reconnaitre que rien ne pourra se faire sans les Personnels, Surveillants, Cadres, Conseillers d’insertion et de probation, Agents des Greffes, que l’on peut véritablement qualifier de « spécialistes de l’humain », sans lesquels rien ne serait possible en termes de garde et de réinsertion.

L’enfermement carcéral n’est en rien la solution aux problèmes d’infraction dans leur très grande majorité. Il ne constitue en rien une réponse adaptée. : « (...) Cet à part qu’est le monde carcéral, cette "France du sous-sol" (comme l’a qualifiée José Bové après en avoir fait l’expérience), plus faite pour briser les êtres humains que pour les réinsérer dans la société. Lui-même a bien failli y laisser la raison, sinon la vie... (...). A l’heure où le tout sécuritaire, la répression systématique au détriment de la prévention sont brandis par nos gouvernants comme seules solutions à l’ensemble des problèmes sociaux, « La Guillotine carcérale » est un indispensable rappel, face à la démagogie ambiante fondée sur la peur, de quelques valeurs fondamentales. C’est ce que Maître Henri Leclerc a tenu à souligner dans sa préface, en sa qualité d’exemplaire défenseur des droits de l’homme, y compris celui de tout être humain, fut-il en prison coupable et condamné, de s’exprimer. Rappelons que Laurent Jacqua, en prison depuis 1984 alors qu’il est atteint du sida depuis cette date, n’aura effectué la totalité des ses peines qu’en 2021. S’il survit jusque là... (...) ». (« La Guillotine carcérale - Silence, on meurt », préface d’Henri Leclerc, 368 pages, Éditions Nautilus, 2003, 17 euros).

Les citoyens Français, loin d’être ignorants et moutonniers, réclament de notre part des initiatives, du concret, des modèles nouveaux, des outils, des repères, des principes, des règles et des valeurs qui leur ressemblent, qui ressemblent à leur vie quotidienne et qui leur permettent de la vivre en toute dignité, en toute estime de soi, en toute confiance. Ils veulent retrouver une justice apaisée pour vivre une société apaisée. Gageons même qu’ils seraient très nombreux à demander la mise en œuvre de la justice réparatrice en amont de la justice pénale (cf. modèle de l’Afrique du Sud dans le règlement des ravages de l’Apartheid, et voir aussi la recommandation R(99)19 du Comité européen des Ministres, ratifiée par la France), tant ils ont besoin de se réapproprier leur justice.

D’une part, nous sommes convaincus que les entreprises de l’économie sociale et solidaire (ESS) doivent maintenant relever le défi de la gestion économique des lieux d’enfermement, d’autant que beaucoup des structures qui agissent dans le cadre de ce modèle économique sont déjà très investies et très impliquées dans les secteurs de la réinsertion, de l’accompagnement, de l’emploi, de la formation, du logement, des soins, etc. Il n’y a donc aucune raison objective pour que l’ESS ne constitue pas une sorte de "Pool économique ESS" ou un "Consortium ESS" de façon à répondre aux appels d’offres publiques en ce qui concerne les lieux d’enfermement. Au contraire, la mission, les valeurs et principes de l’ESS doivent nous inciter à réagir vivement et à nous organiser : mettre l’argent au service de la personne et non plus l’inverse, gérer de façon intensive et non plus extensive, ne plus considérer que l’on peut faire des profits financiers avec tout, tout le monde et en toute circonstance, et redonner toute sa place à l’humanisme aux côtés de la vision purement comptable. L’argent comme moyen et non plus comme but, le progrès de l’homme comme objectif, l’éducation populaire comme moyen, le vivre-ensemble comme mission. Dans le cas des établissements pénitentiaires comme des centres de rétention ou des hôpitaux psychiatriques, cela concerne tant les personnes détenues (ou retenues) que les familles, les Personnels et l’ensemble de tous les intervenants, Travailleurs sociaux, Soignants, Médecins, Avocats, Professeurs, Magistrats, Formateurs, Entreprises...

D’autre part, les Fédérations, Associations et Groupements de personnes qui agissent dans le domaine sanitaire, social et culturel dans l’univers pénitentiaire et carcéral, de la rétention pré et post-sentenciels, quelles que soient leur taille et leur localisation, doivent maintenant se regrouper au sein d’une grande Confédération afin de répondre au défi de l’éparpillement, de la désorganisation, de l’action locale certes nécessaire et souvent de haute qualité et très professionnelle, mais au détriment de l’action globale et concertée au plan national et européen. D’autant plus que des directives européennes qui sont en train d’entrer en application en France conduiront à la disparition des structures les plus petites qui se trouveront dans l’incapacité de répondre à des appels à projet du fait de leur complexité, ou de la taille trop réduite de la structure, alors qu’elles fournissent un travail irremplaçable et non marchandisable, au sens capitaliste du terme.

Enfin, nous pensons que la seconde mission de l’administration pénitentiaire définie par le code de procédure pénale, la réinsertion, doit être soutenue par les partenaires de l’économie sociale et solidaire, les entrepreneurs sociaux et les mouvements de l’éducation populaire. En finir avec la suspicion pour en arriver à un véritable partenariat dynamique. Il est plus que temps qu’on reconnaisse les Personnels de l’administration pénitentiaire aussi en fonction de cette seconde mission, et pas simplement sur la première, la garde et la sécurité des locaux. Car c’est bien en rendant à l’administration pénitentiaire et à ses Personnels sa légitimité, ses pouvoirs et son autorité que nous parviendrons à créer enfin un service de l’exécution de la sanction pénale digne de ce nom dans la France du 3ème millénaire.

C’est pourquoi nous souhaiterions pouvoir créer avec vous ces deux outils, donner corps et vie à ces deux grands projets, et donc vous les présenter au cours d’une grande réunion qui réunira et, je l’espère, fédérera les acteurs de l’économie sociale et solidaire d’une part, et les acteurs de l’éducation populaire d’autre part.

Nous voulons une société de la sanction qui répare, qui réhabilite, qui ouvre un droit concret à la deuxième chance et à l’oubli, versus une société de la punition qui détruit, qui mortifie et qui fabrique des « errants sociaux ». Nous voulons une société qui consacre la justice réparatrice non pénale qui permet de remettre la victime au centre, tant il vaut mieux bien souvent un bon arrangement qu’un mauvais procès, et éloigner ainsi les risques de demandes de justice de place publique si souvent agitées par la presse et une partie de la population. Plusieurs affaires encore présentes dans les esprits nous engagent à transformer, là aussi, notre « logiciel culturel ».

Nous mettons actuellement la dernière main à la création de l’association de préfiguration qui servira à porter ces deux projets avec tous les acteurs qui se sentent interpellés, peu ou prou, directement ou indirectement, issus du monde économique et du mouvement social. Les documents préparatoires sont à la disposition de celles et ceux qui œuvrent ou qui sont concernés et qui souhaiteraient s’engager au service de l’un, de l’autre, ou de ces deux projets.

Aussi, nous appelons tous les acteurs économiques qui se reconnaissent dans la seule économie marchande et non capitaliste, tous les acteurs de l’économie sociale et solidaire, tous les jeunes étudiants en économie, toutes les familles et toutes les associations et fédérations, tous les syndicats et toutes les organisations professionnelles à se manifester pour que nous bâtissions ensemble ce réseau des coopératives de gestion et de réinsertion au sein des établissements pénitentiaires et la Confédération Nationale des Associations et Familles de Détenus. Ce projet est absolument inédit en France, rien de la sorte n’a jamais été proposé et encore moins mis en œuvre. Nous devons maintenant nous doter des outils économiques, administratifs, juridiques, culturels, politiques et organisationnels pour pouvoir exister concrètement face et au sein de l’Etat et des administrations, auprès des élus, aux côtés des citoyens et des organisations qui œuvrent au quotidien dans le cadre de l’économie sociale et solidaire et de l’éducation populaire.

Non seulement nous ferons la démonstration de notre légitimité et de notre efficience, mais de surcroit nous démontrerons que nous coûterons beaucoup moins cher au budget de l’Etat pour des résultats nettement supérieurs, en particulier en terme de tissu social préservé et de solidarités réactivées. C’est aussi la raison pour laquelle nous sommes résolument opposés à tout projet de « prison privée » tel que celui porté actuellement et avec force moyens marketing et de communication par Monsieur Pierre Botton. Son projet est l’exemple même de ce qu’il ne faut surtout pas faire. Les Surveillants, les personnes détenues ne sont pas marchandisables. On doit justement cesser de considérer les premiers comme des garçons de course, les seconds comme des clients. 

Hervé BOMPARD-EIDELMAN Porteur du projet de création de la Confédération Nationale des Associations et Familles de Détenus (CNAFD), Porteur du projet de création d’un réseau de coopératives de gestion économique et d’appui à la réinsertion dans l’entraide au sein des établissements pénitentiaires. Contact : herve.bompard@hotmail.fr Mobile : 07 77 03 00 07

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