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" Pas de quartier ? Délinquance juvénile et justice des mineurs"

9 avril 2012

L’Association Regards propose une lecture, par Etienne LeRoy, du dernier ouvrage de Pierre Joxe "Pas de quartier ? Délinquance juvénile et justice des mineurs" publié par Fayard

Enfin une élite descend de son piédestal et aborde avec une fougue et une capacité de conviction remarquable un chantier où nous désespérions trouver des alliés : la défense et illustration de la justice des mineurs en proie à une destruction systématiquement organisée depuis 2002. Et ce n’est pas n’importe quelle élite. Faut-il le rappeler, Pierre Joxe fut député, ministre de l’industrie, de l’intérieur et de la défense, Président de la Cour des Comptes et membre du Conseil constitutionnel de 2001 à 2010. La retraite venue, il changeât de robe et prit la toge de l’avocat afin de se consacrer à la défense des mineurs de justice, comme simple permanencier du tribunal pour enfants de Paris où il se voit « commis d’office » comme un débutant, en fait comme un libre défenseur des enfants puisque cette fonction est devenue vacante.

Cet ouvrage est donc une défense et illustration de ce chef d’oeuvre de civilité, sinon de civilisation, que fut l’Ordonnance N° 45-174 du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante, complétée par l’Ordonnance du 23 décembre 1958 en matière d’assistance éducative. Ces deux textes furent promulgués par Charles de Gaulle, dans les deux cas présidant à des exécutifs transitoires qui, en 1945 et en 1958 dans des contextes de crises bien connues, réintroduisirent l’ordre républicain dans nos institutions.

Tous ceux qui, autour de moi, au Laboratoire d’Anthropologie Juridique de Paris, ont partagé l’expérience de l’intermédiation culturelle en milieux judiciaires, actuellement portée par notre association REGARDS, sont particulièrement sensibilisés à l’Ordonnance de 1958 portant sur l’assistance éducative car c’est dans ce cadre que les mesures d’assistance éducative en milieux ouvert (AEMO) sont prononcées et que nos missions sont fondées. Mais la philosophie à la base de toute la politique à l’égard de l’enfance délinquante et/ou mise en danger par ses actes ou du fait d’autrui doit être trouvée dans le texte de 1945, lui-même traduction et application du programme du Conseil National de la Résistance (CNR). Pierre Joxe nous donne, en quatrième de couverture, un extrait des considérants de ce texte qu’on peut non seulement méditer mais qu’on devrait constamment reproduire et commenter :

« Il est peu de problèmes aussi graves que ceux qui concernent la protection de l’enfance et, parmi eux, ceux de l’enfance traduite en justice. La France n’est pas assez riche d’enfants pour qu’elle ait le droit de négliger tout ce qui peut en faire des êtres sains ».

L’auteur nous offre aussi en annexe un utile mémo qui résume les avancées de ce texte révolutionnaire.
- L’institution fonctionne d’abord sur le mode d’une juridiction spécialisée (la justice des mineurs).
- Elle privilégie ensuite l’intervention d’un seul magistrat, chargé d’instruire et de juger1 tant en assistance éducative (justice de cabinet) qu’en éducation surveillée où il peut retrouver le cadre plus classique du tribunal. Il est accompagné de deux assesseurs lorsqu’il siège en formation collégiale au tribunal pour enfants.
- Elle repose enfin sur un principe fondamental, le primat de l’éducatif sur le répressif. Le mineur bénéficie de l’excuse de minorité, la décision doit être individualisée et « aucune sanction ne peut être prononcée contre un mineur de treize ans, seules les mesures éducatives lui sont applicables. Pour les jeunes de treize à seize ans, des sanctions pénales peuvent être prononcées exceptionnellement ‘lorsque les circonstances et la responsabilité du mineur paraitront l’exiger’ » (op. cit. p. 303). En matière criminelle, la cour d’assises des mineurs siège avec un jury spécialement choisi et la non publicité des débats est de règle.

L’ordonnance de 1945 s’inscrit dans un contexte historique marqué par la guerre, l’occupation allemande, la résistance mais aussi le marché noir ou la collaboration auxquels les jeunes furent associés. Le texte avait été précédé par un acte de Vichy de 1942, non appliqué mais d’un esprit assez proche, et, surtout, par la réforme de 1912 qui, s’inspirant de précédents américains, avait déjà posé dans son exposé des motifs les deux principes suivants :
« - 1 L’enfant doit être jugé par des juges spécialisés et suivant des procédures spéciales ;
- 2 L’enfant doit échapper au régime des courtes peines et être soumis à un traitement d’éducation plutôt qu’à un régime pénal » (p. 190).

Mais, la grande révolution procédurale c’est le juge unique, une révolution dont on a perdu progressivement la portée et l’enjeu en n’y voyant qu’une économie de personnel et de moyens là où on se trouve face à une construction symbolique d’une ampleur telle qu’elle échappe le plus souvent à un observateur pressé et parfois, malheureusement, aux praticiens, avocats dont le ministère est devenu obligatoire mais qui faisaient parfois de la figuration et magistrats quand il ne s’agit plus de « vocationnels » comme on les caractérisait dans nos travaux des années 1980 sur « La Justice des mineurs en région parisienne » (LAJP, 1984). Prendre la mesure de cette construction symbolique est ardu parce c’est nous conduire vers des représentations de la fonction de juger qui doivent emprunter à l’histoire des idées judiciaires, politiques et religieuses pré-modernes. Cette construction est très influencée par deux figures qui se superposent et se complètent,
- 1 Ce qui déroge aux principes généraux de l’organisation judiciaire où les deux fonctions doivent être distinguées.
- 2 Ceux qui connaissent mon attachement au pluralisme peuvent trouver paradoxale cette appréciation positive de l’unité de juge qui répond à un principe de structure symbolique dont je m’explique ensuite. celles du Christ (chrystos, celui qui est oint) et celle du monarque (mot à mot le seul à commander) lorsqu’il est dit dans l’ancien droit « christomimétès », celui qui a les qualités ou les attributs du Christ abordé ici d’abord comme un « passeur » plutôt que comme un « sauveur ». Nicolas Humphris, un de mes doctorants, y a consacré en 2006 une très savante thèse de doctorat en droit que je n’aurai pas l’audace de résumer car elle nous amènerait à remonter dans le temps à la conversion de l’Empereur Constantin et aux distinctions du droit byzantin puis à la réforme grégorienne, voire à la théorie médiévale des deux corps du roi. La superposition de la figure du Christ sur celle du monarque, juge suprême, fait de ce monarque celui qui peut faire bénéficier le « pêcheur » de la grâce divine et l’amener sur la voie du salut. Ainsi, métaphoriquement, le juge des enfants, par une confusion voulue de ses fonctions de pacificateur et de sanctionnateur, pourra-t-il faire bénéficier le mineur ayant « fauté » de la « grâce » de la mesure éducative qui l’introduira avec le moins de stigmatisations possibles dans la société des adultes, comme citoyen responsable. Il faut avoir suivi des audiences de cabinet pour comprendre la force de cette symbolique qui opère apparemment comme une sorte de magie, mais qui repose en fait sur des ressorts psychologiques fondamentaux et sur une connaissance intime de l’enfant en danger, réintroduisant la confiance là où présidaient méfiance et expérience chaotique de l’adolescence. Et on pourrait ensuite approfondir l’impact des mesures d’assistance éducative, la relation du mineur avec son éducateur, tout ce « travail en dentelles » sur lequel je reviendrai au terme de ce compte rendu pour évoquer brièvement notre expérience d’intermédiation culturelle. Car avant, il faut expliquer pourquoi et en quoi il y a « péril en la demeure ».

Une démarche systématique de démolition a été entreprise depuis 2002 et Pierre Joxe en rend Nicolas Sarkozy directement et personnellement responsable. Citons l’auteur :
« Cette offensive persistante contre le service public spécialisé de la justice des mineurs s’inscrit certes dans le cadre général de la politique néolibérale qui a visé –et atteint- depuis des années d’autres grands services publics, comme l’école ou l’hôpital. Mais, dans ce domaine, elle a revêtu une ampleur exceptionnelle. Elle a mis en oeuvre tous les pouvoirs publics : l’exécutif, en permanence ; le législatif, chaque année ; mais aussi le Conseil constitutionnel, à répétition. Elle a dès lors provoqué la résistance opiniâtre du service public agressé » (p. 203).

L’attaque a porté sur deux des principes fondamentaux, le primat de l’éducation et la superposition des fonctions d’instruction et de jugement. La remise en cause du primat de l’éducation sur la répression a été systématiquement poursuivie depuis 2002. Selon P. Joxe « cette mutation fut d’abord insidieuse avant de s’exprimer par des régressions manifestes » (p. 204).

Par exemple, la loi Perben de 2002 crée des « sanctions éducatives » ce qui est un oxymoron incroyable, ou prône l’ouverture de centres éducatifs fermés (CEF) dotés actuellement de 500 places alors que la fermeture en 1978-9 des centres fermés de l’Education surveillée avait été considérée par tous, en France comme en Europe, comme un progrès, une avancée de la société démocratique car l’esprit des colonies agricoles du Second empire n’y avait pas disparu. Les fonctions d’instruction et de jugement ont été substantiellement altérées tant par le renforcement considérable de l’intervention du ministère public (donc de considérations politiques et non éducatives) dans le traitement des affaires que par l’instauration de peines plancher en matière de récidive (Loi du 10 août 2007) et la transformation de l’excuse atténuante de minorité de principe en une exception qui doit être justifiée cas par cas par le juge des enfants, réduisant d’autant son magister. Un certain ralentissement est cependant sensible depuis 2011 où le Conseil constitutionnel a annulé deux dispositions de la Loi du 14 mars 2011 dite d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure : les peines plancher pour les mineurs non récidivistes et la poursuite directe du mineur par le procureur de la République sans instruction préalable par le juge des enfants.

Mais l’état d’un droit qu’on ose encore qualifier de « positif » alors qu’il se révèle pernicieux pour les idéaux proclamés par le préambule de notre constitution républicaine n’est cependant qu’une facette d’une réalité toujours plus complexe. Pierre Joxe a évoqué ci-dessus « la résistance opiniâtre du service public agressé » et en donne dans son ouvrage des exemples multiples venant de magistrats qui, outre les juges des enfants, appartiennent souvent au ministère public, des avocats plus présents maintenant et mieux formés pour affronter les procédures, et les éducateurs, en particulier ceux de la Protection judicaire de la jeunesse soumis à la multiplication des mesures et à la complexité des procédures.

Les détournements et contournements sont le prix à payer pour tout dispositif normatif qui se rêve exhaustif, uniformisant et universaliste et qui se révèle toujours dépassé par la richesse du réel et l’inventivité des hommes. Les prises d’initiative que décrit Pierre Joxe dans plusieurs de ses chapitres et qui mettent en scène tous les acteurs de la vie judiciaire sont une réponse normale à un excès de normalité, ici de normalisation néo-libérale. Elles n’en sont pas moins non seulement précieuses depuis trois ou quatre ans mais aussi quelque peu inattendues alors que la Chancellerie avait fait de gros efforts pour imposer une obéissance à des magistrats perturbés dans leurs conditions de travail. Deux facteurs y ont sans doute concouru : le dynamisme du mouvement syndical et associatif interne aux magistrats ou autres personnels et, d’autre part, le rejet de la personnalité du principal initiateur de ces attaques, lui-même avocat qui, même d’affaires, est censé connaître la portée des dommages causés par sa politique à l’institution républicaine.

Pour en comprendre la portée, il faut lire cet ouvrage que j’ai personnellement dévoré comme un roman policier, à cette réserve près que les rôles, fonctions et missions sortent des cadres classiques d’un roman de Simenon ou d’une série noire pour nous faire entrer dans ces petites merveilles d’humanité, à la fois souffrante et confiante, que l’on appelle assistance éducative et éducation surveillée.

Je dirai un mot enfin de notre expérience d’intermédiation culturelle en milieux judiciaires pour favoriser son appropriation par les membres de REGARDS lorsqu’ils sont appelés à soutenir nos interventions.

Cette expérience a été initiée au milieu des années 1990, suite à une recherche, financée par la Ministère de la Justice, sur la prise en compte de la différence culturelle dans la Justice des mineurs et illustrant les difficultés qu’avaient les magistrats à entrer dans la connaissance de comportements, de conduites et de cultures lorsqu’elles se révélaient trop étrangères pour qu’ils puissent en détenir les clés de compréhension ou qu’un racisme insidieux pouvait en pervertir l’interprétation. Il s’agissait donc, prioritairement, de renforcer la capacité d’information, d’analyse et de décision du juge et aussi de modifier la nature au mieux paternaliste et parfois raciste des rapports noués par le juge avec les familles étrangères, singulièrement pour nous d’origine africaine. L’idée fut donc de former des spécialistes de ces cultures possédant une bonne connaissance de la société d’accueil et, en particulier, de son organisation judiciaire pour opérer un double mouvement de mise en relation.

Il s’agit d’aller du juge vers les familles étrangères pour expliquer les attentes de la justice française et, d’autre part, des familles vers le juge pour permettre à ce dernier d’appréhender les valeurs et représentations que ces familles entendent préserver ou s’efforcent d’adapter à un nouveau contexte. Donc favoriser un double mouvement d’acculturation par enrichissement et non par déperdition. Pratiquement, ce furent des doctorants en anthropologie juridique de mon Laboratoire qui essuyèrent les plâtres à partir de 1996 et développèrent les premières expériences au tribunal pour enfants de Paris, sous l’autorité bienveillante d’Alain Bruel, alors président de cette juridiction, expériences qu’il nous appartiendra, dans les mois à venir, d’actualiser avec les magistrats du TE de Créteil pour en développer les potentialités en reprenant les processus de formation.

Et, comme nous avons fait la connaissance de la figure paternelle d’Alain Bruel, concluons avec lui cette revue de la situation ;
« Cette orientation dissimule un projet de subversion radicale de la fonction judiciaire, mené avec constance et cohérence depuis plusieurs années et qui relève d’une pensée néo-libérale devenue omniprésente. Ainsi s’explique la déformation de certains concepts généraux dont le nom est conservé mais le contenu modifié, qu’il s’agisse d’éducation, de prévention, de sécurité…, ou même de liberté, puisqu’au nom de la préservation des droits on multiplie indéfiniment les contraintes » (cité par Pierre Joxe, op. cit. p. 198-199).

Aux armes, citoyens ? Oui, mais avec nos armes à nous, celles de la connaissance des enjeux d’interculturalité dynamique en cause.

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